Ouh là, chaud devant
Pifféo, quand je parlais de troll je voulais dire que c'est une discussion sans fin parce qu'il n'y a pas d'un côté la technique et de l'autre la créativité (qui, tel que tu le présentais, s'opposeraient) mais des savoir-faire qui intègrent ou pas les deux dimensions en simultané. L'une sans l'autre ne mène nulle part : de la créativité pure sans prise en compte de la technique est, au mieux, un exercice scolaire de virtuosité ; de la mise en application de technique pure sans recherche de création est stérile. Dire donc que l'un s'oppose à l'autre est exagérément caricatural, donc virtuellement trollesque.
Quant au problème de compétences il est à envisager sous un tout autre angle que celui que tu défends. Pour avoir été moi-même (et être encore un peu ?) graphiste et DA je peux en parler de l'intérieur.
Nos savoir-faire se sont construits au fil d'une histoire qui a duré plus de 5 siècles, depuis Gutenberg exactement (qui, dit-on, inventa l'imprimerie à Strasbourg, siège d'alsacreations comme chacun sait, sauf qu'en fait il ne s'appelait pas Gutenberg mais Gansfleisch et qu'il imprima son premier job à Coblence mais bref). Qu'est-ce qu'un travail de graphiste ? Ça consiste - en gros, hein - à prendre des "objets" livrés épars (des textes, des images, etc.) et à les mettre en forme (mise en page) dans un espace fermé (la page imprimée). C'est cette
mise en forme qui fait que quand parmi ces textes disposés l'un d'eux est plus gros, dans une autre police et une autre couleur on comprend immédiatement qu'il s'agit d'un titre, et que quand l'un d'eux est placé dans un cadre avec un fond grisé on comprend qu'il s'agit d'un encart. Sans cette
mise en forme on aurait des textes bruts les uns à la suite des autres dans lesquels il serait impossible de dégager un sens quelconque. Dans nos métiers, notre savoir-faire consiste donc à
donner du sens (titre, encart, ...) par une
mise en forme. Le graphiste est donc un
metteur en sens par la forme.
D'autre part, ces savoir-faire se sont appuyés sur des technologies en progression constante : le passage de la typo à l'offset, du plomb à la compo puis à la PAO, etc. Le travail de graphiste a autant accompagné ces mutations qu'il a été conditionné par elles. La créativité dont tu parles s'est nourrie de ces avancées, se faisant influencer par elles et les influençant en retour. Mais ça c'était avant.
Que s'est-il passé vers 1994-95 ? Nous autres graphistes/DA avons découvert le web et avons cru comprendre que c'était un outil de plus à notre panoplie de supports, un outil où pouvoir appliquer à l'identique nos savoir-faire "Gutenberg". C'est l'époque des sites très graphiques (titres et textes "tout image") des années 95-2000, où la forme (le design) portait tout le sens à elle seule.
Or toute la fin du vingtième siècle s'avère avec le recul être l'histoire d'un échec, celui d'avoir cru, du haut de nos savoir-faire pluri-centenaires, que ce média allait se plier à nos contraintes - entre autres de créativité, mais pas seulement.
On a fini par lentement se rendre compte que c'était un tout autre média, radicalement différent de tout ce qu'on connaissait, de tout ce qu'on maîtrisait (le format fini du papier) et de tout ce sur quoi on appuyait nos compétences. Des exemples ? que vaut la notion de "lisibilité" à l'heure où un texte s'agrandit à volonté ? que vaut la notion de "charte graphique" dans un lecteur à synthèse vocale ? que vaut la notion de "mise en page" sur des écrans allant de 240 à 2500 pixels ? que vaut la notion de "blanc tournant" quand il n'y a pas de bords ? que vaut la notion de "rapport textes-images" quand l'utilisateur peut enlever ces dernières ? que vaut la notion d' "alignement millimétré" quand tout peut bouger dans tous les sens ? que vaut la notion de "couleurs dominantes et complémentaires" quand elles sont désactivables d'un click ? etc.
Alors sur quoi appuyer nos savoir-faire pour s'adapter à cet outil ? ...sur le sens. Le graphisme web n'est plus de la
mise en forme générant du sens - qui est la version "traditionnelle" Gutenberg de notre métier - mais
une mise en sens qui génère des mises en formes multiples. La
mise en sens s'opère via l'utilisation cohérente, rationnelle et efficace du balisage Html qui est porteur d'une sémantique certes faible, mais bien présente. La
mise en forme s'opère après coup par Css qui décrit ce à quoi pourra ressembler l'affichage sur écran graphique. On peut y rajouter ultérieurement la
mise en événement via JS ou d'autres choses.
Le plus important est que sur le fond, il y a
inversion radicale de nos savoir-faire simplement parce que c'est l'outil (le média web) qui le permet et même l'exige... alors que les médias précédents ne permettaient pas cette inversion : il n'y avait pas alors de
sens porté possible sans forme préalable. Ce n'est plus aujourd'hui le cas.
A partir de là on a, en tant que graphiste/DA, deux attitudes possibles. La première consiste à dire que finalement rien n'a changé et que nous sommes toujours l'élite de la com' et que cet outil
doit se plier à nos créas, qui sont par définition transférables telles quelles d'un média à un autre (affiche > plaquette > web). La seconde consiste à se dire que ça ne marche plus du tout comme ça et que tout le devenir (et toute l'excitation surtout) de notre métier est d'explorer ces nouvelles routes où tout est encore à créer : les méthodes, les savoir-faire, les techniques, bref, toute une nouvelle culture professionnelle à élaborer
parce que la "révolution numérique" n'a que faire des archaïsmes de la "révolution Gutenberg".
Je persiste donc à dire que tout graphiste/DA qui conçoit une créa
indépendamment de cette approche spécifique "média internet" se trompe d'outil et se trompe de siècle. Une créa graphique pour une interface web qui nécessite (par exemple, au hasard
) de la part du développeur-intégrateur de se plonger dans des bidouillages de codes aussi fragiles que peu interopérables signe manifestement un certain niveau d'incompétence, je le redis bien haut et bien fort.
Il y a eu la "révolution Gutenberg" qui a durablement modifié l'histoire du monde (diffusion des idées et des savoirs, affaiblissement du pouvoir de qui "détenait l'écrit", émergence de contre-pouvoirs, etc.). Passer, au nom de cette "révolution Gutenberg" et des
savoir-faire qui en sont issus (le graphisme à l'ancienne et tout ce qui va avec, toute une culture par ailleurs très riche...), à côté de la "révolution numérique" est un choix que pour ma part je trouve regrettable.
Nous avons au contraire le devoir de mettre ces compétences et ces savoir-faire acquis au service d'une approche plus riche, plus inventive, plus expérimentale parfois, de cet
outil entièrement à créer. Pour cela il faut accepter de reconnaître les limites de nos compétences, comprendre en quoi ces limites sont déjà en train de devenir des freins et des handicaps, et accepter cette remise en cause. Je sais bien, pour être de ce monde-là, combien c'est difficile pour un graphiste/DA. Je te garantis que cette discussion je l'ai déjà eue mille fois.
Mais si ça ne concernait qu'eux, ça serait pas trop grave - après tout chacun a le droit de vouloir continuer à vivre comme au siècle dernier - mais ça pénalise lourdement leurs clients, à qui ils n'offrent pas un outil optimisé pour son usage. Ça pénalise aussi un tas de publics jusque là exclus (handicaps divers) de l'accès à certains savoirs ou certaines infos. Ça pénalise les utilisateurs d'outils particuliers (mobiles, tablettes, etc.)... En fin de compte ça pénalise tout le monde sauf eux. De quel droit ? De quel droit et au nom de quelle légitimité peut-on, pour n'avoir pas à se
remettre en question, pénaliser l'ensemble d'une chaîne complète d'individus ou de groupes : toi qui essaie de te sortir de cette demande aberrante, les visiteurs de ton site qui afficheront peut-être n'importe quoi, le client final qui est trompé sur la marchandise sans le savoir, et nous qui nous fatiguons à débattre alors qu'on a plein d'autres choses plus intéressantes à faire
???
Finalement l'adage qui dit qu' "une bonne image vaut mieux qu'un long discours" est foireux : la photo "Un bon design doit être accessible" disait tout ça, mais une fois développé c'est peut-être plus explicite